“Il faut refonder la propriété des médias”
Trois questions à Benoît Huet, co-auteur avec Julia Cagé, de “L’ information est un bien public”
“Il n’existe pas de fatalité à ce que les médias se vident de leurs journalistes au fil des rachats successifs. L’information est un bien public dont la production doit être confiée à des journalistes disposant d’une véritable indépendance éditoriale. Cette indépendance est possible si l’on adopte de nouvelles règles”, écrivent Julia Cagé et Benoît Huet dans leur ouvrage commun. Benoît Huet répond à nos questions.
Vous écrivez : « Il est encore temps de se battre pour des médias indépendants et de qualité ». Pourquoi cette urgence ?
– On constate depuis dix ans une accélération de la concentration du secteur des médias en France. Plusieurs acteurs industriels, qui ne viennent pas du monde des médias et qui n’en ont pas la culture, ont réussi en très peu de temps à constituer des groupes qui ont une influence déterminante sur la production d’information. On pense bien sûr au groupe Bolloré (Canal +, C8, CNews, et maintenant Prisma média, Europe 1, etc.), au groupe SFR (BFM, RMC, Libération, etc.), à Daniel Kretinsky (Elle, Marianne), et à la famille Niel (Le Monde, L’Obs, France Antilles, Nice Matin), et à la famille Arnault (Radio Classique, Les Echos, Le Parisien, Challenges).
Cette concentration accrue participe d’une forme d’uniformisation des contenus proposés par les
médias les plus consultés. L’accent est souvent mis sur la croissance de l’audience et sur sa « monétisation », plutôt que sur la qualité de l’information et sur l’investigation. Certains actionnaires de ces nouveaux groupes (pas tous heureusement) tendent par ailleurs à oublier que la production d’information n’est pas compatible avec l’ingérence actionnariale.
Face à cette situation, il existe finalement deux solutions. Il est d’une part possible de créer de nouveaux médias indépendants, ce que font, avec talent, nombre de journalistes (par exemple Le 1, Society, Arrêt sur Images, Blast, Splann !, etc.). Ces médias ne sont toutefois pas calibrés pour toucher le très grand public. Il est d’autre part possible de fixer par la loi des garanties sur l’autonomie des rédactions, qui s’imposeront non seulement aux médias indépendants mais également aux grands groupes. C’est l’ambition de la loi de démocratisation de l’information que nous portons avec Julia Cagé.
Entre association type loi de 1901 (Ouest-France) et fonds de dotation (Le Monde), comment s’y
retrouver ? Que peut le législateur ?
– Ouest-France a été le premier en France en 1990 (avec le groupe Centre-France) : le journal a cherché à sanctuariser son capital pour le protéger de toute tentative de rachat externe (à l’époque sous la pression du groupe Hersant). Pour pérenniser l’indépendance de Ouest-France, ses actionnaires ont eu l’audace et le courage de transférer toutes les actions du journal à une association (« l’association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste »).
Plus récemment, trois grands journaux français (Médiapart, Libération et Le Monde) se sont inspirés de ce modèle pour transférer tout ou partie de leur capital à un « fonds de dotation », une entité juridique inventée en 2008, et qui est à mi-chemin entre l’association et la fondation.
L’enjeu est moins dans l’entité juridique choisie (association ou fonds de dotation, que dans l’intention qui guide les commanditaires du projet. Ces formes juridiques sont en effet assez souples, et permettent le pire comme le meilleur. Il est indispensable de regarder les « détails » de la documentation juridique pour se faire une opinion.
Les fondateurs de Médiapart ont par exemple été assez sincères dans leur démarche puisqu’ils ont transféré la propriété de leur journal à un fonds de dotation réellement indépendant, qui associe les salariés à sa gouvernance, et qui pourra prendre des décisions en toute autonomie. L’actionnaire de Libération (le groupe SFR) a au contraire utilisé le transfert du capital du journal à un fonds de dotation à des fins d’optimisation fiscale et de marketing, et a gardé tous pouvoirs sur le fonctionnement du fonds de dotation (qui est dirigé par trois personnes, toutes désignées par SFR).
S’agissant enfin du Monde, c’est-à-dire le fonds de dotation créé par Xavier Niel pour loger ses participations dans différents journaux (les titres du groupe Le Monde, mais aussi ceux des groupes France Antilles et Nice Matin), les statuts du fonds n’ont pas encore été rendus publics. Il est dès lors plus prudent d’attendre de lire la documentation avant de commenter l’opération, mais les premières informations publiées sur les garanties d’indépendance ne sont pas particulièrement encourageantes.
On se souvient de la proposition de loi Bloche (2016). Vous proposez une loi de démocratisation de
l’information, pouvez-vous expliquer ?
– Lorsque la loi dite « Bloche » du 14 novembre 2016 a été votée, les médias l’avaient surnommée, la loi « anti-Bolloré ». Cette loi faisait en effet suite à la prise de contrôle d’I-Télé par le groupe Bolloré (via Vivendi). Face à l’interventionnisme du nouvel actionnaire, une centaine de salariés s’étaient mis en grève et avait finalement dû quitter la chaîne, qui a depuis été renommée CNews. Le législateur était donc intervenu pour imposer l’introduction de « chartes déontologiques », qui visaient à protéger les rédactions comme celles d’I-Télé, mais dont la loi ne définissait toutefois malheureusement pas le contenu.
Cinq ans plus tard, il paraît évident que la loi Bloche était bien trop timide et qu’elle n’a pas permis de protéger l’indépendance des médias. Le groupe Bolloré a bien créé un comité d’éthique mais cela ne l’a pas empêché de censurer des reportages sur Canal +, d’y supprimer le service d’investigation, ou de diffuser un publi-reportage pour un gouvernement client du groupe (le Togo). Sans parler bien sûr des difficultés éthiques et déontologiques posées par les programmes proposées par les autres chaînes du groupe comme C8 ou CNews (chaîne récemment condamnée pour « incitation à la haine et à la violence »).
En réalité, la loi Bloche a eu très peu d’influence, et le cadre législatif français résulte pour l’essentiel, d’une ordonnance prise en 1944 au lendemain de la guerre, et d’une loi controversée de 1986. Une sorte d’époque préhistorique, quand on connaît l’impact que le numérique a pu avoir sur le secteur. C’est pourquoi nous proposons de légiférer pour mettre à jour des textes qui s’avèrent totalement dépassés.
Les citoyens et les journalistes manquent aujourd’hui d’armes pour mener le combat pour l’indépendance. Dans le schéma actuel, ils ne sont pas impliqués dans la gouvernance des grands médias (qu’ils soient publics ou privés), et n’ont pas leur mot à dire sur les orientations qui sont prises.
L’idée que nous portons avec Julia Cagé est de conditionner l’attribution des aides à la presse, et l’attribution des fréquences audiovisuelles au respect d’une série de règles inspirées de pratiques existantes dans certains médias et qui permettent de garantir l’indépendance éditoriale.
Nous proposons par exemple de généraliser le droit de véto donné à la rédaction sur la désignation du directeur de la rédaction comme cela existe à La Croix, à Libération ou aux Echos.
Nous proposons également de donner à la rédaction un droit d’agrément en cas de changement de contrôle de leur média comme cela existe au Monde. Cela signifie que si l’actionnaire de référence souhaite vendre ses actions à un tiers, la rédaction peut proposer un acquéreur alternatif, qui paiera le prix de marché mais qui aura préalablement donné des garanties d’indépendance aux journalistes.
Recueilli par Paul Goupil
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