Scientifiques, journalistes, politiques : le bon, la brute et le truand ?
L’édition 2023 de la journée « Sciences & Médias » a réuni une centaine de journalistes, chercheuses, chercheurs et professionnel·les de la communication scientifique le 24 mai à Paris et en ligne. Sous-titrée « Comment interagir au service du bien commun ? », il y a été question de rapports de force, de censure(s), de justice, d’éthique… et de rébellion.
Table-ronde Sciences & Médias 2023. Photo par Julien Le Bonheur
Table-ronde Sciences & Médias 2023. Photo par Julien Le Bonheur
Une journée animée sur scène par Yves Sciama, journaliste scientifique indépendant, sur les réseaux sociaux par Emmanuelle François, journaliste à Ouest-France, et dessinée en direct (live sketching) par Fiammetta Ghedin.
Rediffusion commentée par Annelaure Aubin (Université de Rennes), présente sur place.
De l’importance des relations entre politiques, scientifiques et journalistes
par Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest.
Irène Frachon, pneumologue et lanceuse d’alerte, est l’autrice de « Médiator 150 mg, combien de morts ? » (Dialogues, 2010). Ayant réussi à faire interdire le médicament en 2009, elle intervenait le 24 mai en marge du procès en appel du laboratoire Servier qui se déroulait la même semaine, et à l’occasion de la parution d’une nouvelle BD qu’elle cosigne sur l’affaire. On y apprend notamment que le Mediator a succédé à l’isoméride/redux, un dérivé des amphétamines que Servier avait déjà dû retirer à la fin des années 90. Au moment de la sortie de son livre, Irène Frachon a raconté comment certains collègues lui ont intimé de ne pas s’adresser aux journalistes, au risque de devenir un « personnage médiatique », honni de la communauté médicale. Elle montre ainsi comment le « truand » peut changer de visage, dénonçant bien sûr l’omerta de la profession, les agissements de Servier, mais aussi le rôle des journalistes santé des publications financées par les laboratoires. Elle pointe par ailleurs l’importance d’un 4ème acteur : la justice.
Les dessous d’un ménage à trois
Les médias, un facteur de pouvoir pour les scientifiques ? L’exemple des COP 26 et 27. par Luciana Radut-Gaghi, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à CY Cergy Paris Université
Luciana Radut-Gaghi est intervenue au titre d’un article qu’elle a publié sur la COP 26 : « Entre politiques et médias, la science en équilibriste ». Elle y met en lumière la pression déontologique qui s’exerce sur les scientifiques participant à une telle manifestation. La COP 26 en particulier a vu les politiques l’emporter sur les scientifiques en termes de déclarations, sans référence aux résultats ni avancées de la science du climat. En effet les scientifiques, par profession, n’argumentent pas : ils énoncent des résultats et les expliquent. Ce passage à l’argumentation est un défi qui appelle à la formation des scientifiques, afin de les rendre aptes à « gagner la dispute », et à animer une véritable « diplomatie scientifique ».
Ce que j’ai compris du fonctionnement des politiques vis-à-vis des scientifiques par Patrick Pelloux, médecin urgentiste et lanceur d’alerte lors de la canicule en 2003, interviewé par Carole Chatelain, journaliste scientifique indépendante.
L’interview de Patric Pelloux par la journaliste scientifique Carole Chatelain a donné lieu à une salve de mises en garde ; retenons-en deux : combattre la désinformation, les journalistes n’entrant plus qu’avec difficulté à l’hôpital ; et travailler sur la communication entre journalistes et scientifiques, le temps médiatique court s’opposant à celui de l’établissement du constat scientifique, nécessairement long.
Journalistes : comment résister aux pressions de tout bord ?
Table-ronde avec :
Martin Boudot, journaliste d’investigation (collection documentaire « Vert de Rage ») et ancien journaliste chez Cash Investigation
Jérôme Fenoglio, directeur du Monde
Rachel Mulot, cheffe du service Enquêtes à Sciences et Avenir
Inès Léraud, journaliste et autrice de la BD Algues vertes, l’histoire interdite
Déjà sous pression de leur rédaction, des politiques et parfois des chercheurs, les journalistes peuvent aussi faire face à la violence, au fatalisme, à l’obstruction et à la discréditation. Ces contraintes complexes les obligent à s’appuyer sur des faits, données et paroles de plus en plus nombreuses pour assurer leur crédibilité. Tout acteur de la société ayant tendance à communiquer ce qui l’arrange, fondé sur ses convictions propres, le journaliste en recherche d’objectivité emploiera le contradictoire face à ses interlocuteurs pour les pousser vers ce qui les dérange. Mais le journaliste lui-même est biaisé, surtout lorsqu’il suit un sujet sur le long terme. En effet, comme l’a dit Martin Boudot, « la conviction se crée avec l’expérience ». Chacun doit alors essayer de rester transparent dans l’échange, en reconnaissant ses convictions et en écoutant véritablement les explications et arguments donnés par l’autre.
Formation accélérée sur le climat pour les politiques
par Sophie Szopa, climatologue au CEA
A travers deux interventions, Sophie Szopa a présenté un état des lieux issu du rapport du GIEC en soulignant qu’il est encore temps d’agir. Les décisions qui seront prises dans les dix prochaines années, nécessairement difficiles, seront décisives pour limiter le réchauffement en dessous des seuils d’irréversibilité et devront impliquer tous les acteurs de la société.
Comment interagir au service du bien commun ?
Moi politique, comment j’ai essayé de faire bouger les choses et ce qui a coincé. Entretien avec Cécile Duflot, par Carole Chatelain, journaliste scientifique indépendante.
La personnalité politique occupe une place également difficile dans le trio scientifique, journaliste et décideur. La parole d’un ministre est « performative » et peut toujours être utilisée comme une interprétation de la loi. Dans l’analyse d’une problématique environnementale, la politique devra commencer par prendre en compte l’ensemble des enjeux, des rapports de force et des intentions. Quant à l’action, Cécile Duflot fait état de deux points : en France, le « nœud gordien » du pouvoir est à Bercy ; et le pouvoir ne s’exerce bien que s’il intègre les contre-pouvoirs.
Moi journaliste, comment j’ai travaillé avec les scientifiques pour faire bouger les politiques par Inès Léraud, journaliste et autrice de la BD Algues vertes, l’histoire interdite.
Journaliste, lanceuse d’alerte et autrice de la BD « Algues vertes, l’histoire interdite » (Delcourt, 2019), Inès Léraud a raconté avoir mené ses premières enquêtes en 2008 après s’être rendue compte que certains domaines travaillaient sur le même sujet dans l’ignorance d’autres, telles la médecine et les sciences environnementales. Au travers de capsules audio, elle a fait entendre des scientifiques ayant établi ou eu connaissance de résultats impliquant une mise en danger d’autrui, mais se refusant à témoigner car estimant que ce n’est pas leur rôle. Inès Léraud s’est alors demandé à qui le silence profitait. Elle a également relaté les choix de rédaction conduisant au même silence. Enfin, elle a pointé l’« Institution » au sens large comme une problématique majeure de cette journée, pouvant jouer le rôle de cadre « carcéral » conduisant les chercheurs à s’auto-censurer.
Journalistes et scientifiques, alliés contre les marchands de doute ? par Stéphane Foucart, journaliste au Monde, co-auteur de Les Gardiens de la raison chez La Découverte
Co-auteur de Les Gardiens de la raison (La Découverte, 2020), Stéphane Foucart a analysé le regard divergent porté par les scientifiques et les journalistes à l’égard de la science. Les premiers cherchent la crédibilité ainsi que la rigueur scientifique alors que les seconds réclament le scoop, l’inédit et surtout l’immédiat. Parfois les points de vue se rejoignent et la diffusion se facilite. À d’autres moments, le journaliste doit travailler avec des scientifiques contre d’autres scientifiques. Quel que soit le contexte, le journaliste cherche à répondre à un enjeu lié à l’utilité sociale, tandis que le scientifique vise à tenter de combler une lacune dans le champ des connaissances.
Forbidden stories : s’allier pour lutter par Laurent Richard, fondateur et directeur de Forbidden Stories.
Laurent Richard a livré son témoignage sur la création de Forbidden stories, réseau de journalistes dont la mission est de poursuivre et diffuser le travail de leurs collègues menacés, emprisonnés, exilés ou assassinés. Devise du projet : “Tuer le journaliste ne tuera pas l’histoire”. Forbidden stories est le seul programme au monde à entreprendre cette démarche visant à mener l’enquête jusqu’à sa conclusion. Laurent Richard a expliqué comment un consortium de médias locaux et internationaux permet de contrer les actions de censure menées par les ennemis de la liberté d’informer.
Comment se faire entendre des politiques ? Comment les pousser à l’action ?
Table-ronde avec :
Serge Hercberg, épidémiologiste et professeur de nutrition à l’université Sorbonne-Paris-Nord, auteur de Mange et tais-toi: un nutritionniste face au lobby agroalimentaire
Mélanie Guenais, mathématicienne, vice présidente enseignement de la Société Mathématique de France
Thomas Pellerin-Carlin, politiste, directeur du programme Europe, Institut de l’Économie pour le Climat (I4CE)
Aujourd’hui, l’open science est en plein essor et permet une démocratisation de l’accès aux savoirs. L’un des objectifs est de mettre les données de la recherche en libre accès afin qu’elles soient, entre autres, examinables et mobilisables par tous. Ce mouvement de science ouverte pourrait aider à une diffusion plus rapide des connaissances et à une confiance plus complète des citoyens en la science. Dans le même temps, il faut convaincre le public mais aussi les politiques de la fiabilité de la science comme base de l’action publique. Pour cela, les scientifiques doivent sortir de leur laboratoire et mobiliser les différents acteurs de la société, comme les journalistes, pour médiatiser, plaider et tenter de faire adopter les réglementations nécessaires (exemple du Nutri-Score porté par Serge Hercberg). Pour appliquer ces dernières, les intervenants nous rappellent qu’il faut prendre en compte plusieurs critères comme l’impact, la temporalité et la faisabilité, qu’elle soit administrative, politique ou budgétaire.
Focus sur des actions scientifiques politiques
Bilan de l’action #MandatClimatBiodiversité par Lola Vallejo, directrice du programme Climat, IDDRI
Scientist rebellion : notre méthode pour faire passer les politiques à l’action par Kaina Privet, écologue et membre de Scientifiques en rébellion
Kaïna Privet a raconté comment elle s’est engagée dans une démarche collective qui vise à contraindre les politiques à passer à une action adaptée à la lutte contre le réchauffement global, six des neuf limites planétaires étant déjà dépassées, avec des effets délétères sur le climat, la biodiversité, la santé publique… Les scientifiques alertent depuis 50 ans sur cette catastrophe planétaire (cf. Le rapport Meadows, 1972), mais leur parole ne déclenche pas d’actions suffisantes. Scientifiques en rébellion décide de s’imposer en lançant un mouvement radical, non violent, visant la visibilité médiatique. Ce collectif appelle à la désobéissance civile pour obtenir des actes de la part des dirigeants politiques mais mène également des actions de sensibilisation et de formation, moins connues.
Clôture de la journée
par Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue au CEA et coprésidente du groupe I du GIEC et Caroline Lachowsky, journaliste et productrice de l’émission Autour de la question (RFI)
La paléoclimatologue a présenté une réflexion de fond sur les enjeux de transformation profonde face au changement climatique, fondée sur les rapports du GIEC destinés à renseigner et alerter décideurs et la société civile. Dans ce cadre, Valérie Masson-Delmotte met en garde face à l’insuffisance des connaissances partagées conduisant à un affaiblissement du sentiment d’urgence, à la fragmentation de l’information (« bulles » des réseaux sociaux, marketing politique utilisant la science comme alibi) et rappelle le lien entre action climatique et justice sociale. Elle s’interroge sur les interlocuteurs à toucher, dans un monde où les gouvernements s’affaiblissent et les multinationales se renforcent. Les actuaires, chevilles ouvrières des assurances, sont au cœur de la question.
Sciences & Medias : une organisation collective
La journée est organisée par l’Association des Journalistes Scientifiques de la Presse d’Information (AJSPI), la Bibliothèque nationale de France (BnF), la Société Chimique de France (SCF), la Société Française de Physique (SFP), la Société Française de Statistique (SFdS), la Société Informatique de France (SIF), la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles (SMAI) et la Société Mathématique de France (SMF).
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